Avant de quitter Saint-Pétersbourg avec sa famille pour aller à Paris, Stravinsky a parlé d’une nouvelle œuvre avec le peintre Roerich.
Stravinsky parle d’une vision qu’il a eue à Saint-Pétersbourg au printemps 1910, alors qu’il finissait les dernières pages de l’Oiseau.
Chroniques
« Je vis en imagination un rite païen solennel : des vieillards sages, assis en cercle, regardant une jeune fille qui dansait jusqu’à la mort. Ils la sacrifiaient pour bénéficier du dieu du printemps ». La vision n’était accompagnée d’aucune idée musicale concrète. Avant de partir de Saint-Pétersbourg, il en parle et décrit le rêve à son ami, Nicolas Roerich, qu’il pensait être intéressé par l’idée sur le point de vue archéologique, et en arrivant à Paris il en fit mention à Diaghilev ,qui entrevit immédiatement la possibilité chorégraphique. Il pensait que Stravinsky se mettrait immédiatement au travail mais quelle ne fut-pas sa surprise, lorsqu’il lui rendit visite en Suisse ce même été de constater que le compositeur travaillait à un autre sujet, un Konzertstück pour piano et orchestre au lieu du rite païen promis. (Le grand sacrifice)
Une lettre adressée par Stravinsky à Roerich, d’Oustiloug et datée le 19-7-10 (la date est donnée par Robert Craft, mais semble erronée par Buckle)…
Cher Nicolaï Konstantinovitch,
Mon « Oiseau de feu » a eu un grand succès à Paris, mais la musique était si difficile qu’il ne peut être joué ailleurs cette année. (Bruxelles ?)
Nous avons eu besoin de neuf répétitions, ce qui prouve qu’il était impensable d’essayer de le faire représenter avec d’autres orchestres. Pour cette raison, nous avions espéré pouvoir doubler le nombre de représentations ici, mais l’idée n’était pas pratique pour des raisons diverses, et il n’y aura que deux représentations supplémentaires, les 22 et 24 (mardi et jeudi prochain) après les trois représentations d’abonnements alternées. J’espère arriver à Paris à temps pour la représentation de jeudi, comme je vous l’ai dit.
Naturellement le succès de l’Oiseau de feu a encouragé Diaghilev à préparer des spectacles pour l’avenir, et tôt ou tard, nous allons devoir lui parler de « Grand Sacrifice ». D’ailleurs, il m’a déjà demandé de lui composer un autre ballet. Je lui ai dit que j’en composais un dont je ne voulais pas parler pour le moment, et bien sûr cela provoqua une explosion, comme je m’y attendais : « Quoi ? Vous me cachez quelque chose ? Moi qui me démène sans arrêt pour vous tous ? Fokine, vous, tout le me cache quelque chose » etc. …
Il fallait évidemment que je le mette au courant mais je lui demandais instamment de n’en parler à personne. Aussitôt après lui avoir dit que je travaillais avec vous, Diaghilev et Bakst furent enchantés. Bakst me disant qu’il pensait notre idée noble. Ils furent évidemment très soulagés de savoir que mon secret ne concernait pas Benois : Diaghilev aurait été très blessé si Benois avait été impliqué.
Plus tard. Je dois terminer cette lettre de La Baule, n’en ayant pas eu le temps à Paris où nous sommes restés trois jours. L’Oiseau de feu a de nouveau eu un grand succès et cela m’a fait un grand plaisir, mais je dois dire que le travail de Golovine ni l’éclairage n’étaient satisfaisants. Au début, lorsque j’ai vu les costumes et ses merveilleux décors, je me suis rendu compte qu’il n’avait pas réussi à créer quelque chose de satisfaisant pour la danse fantomatique de Kastcheï. Cette opinion est partagée par Andreï Rimski-Korsakov et Kolya Richter qui sont venus voir la dernière représentation. Dans cette scène les costumes et la musique ne s’accordent pas et les danseurs ont l’air d’acteurs déguisés. Diaghilev prit l’éclairage en mains mais le résultat fut imparfait avec parfois des défauts de synchronisation sérieux. En plus de ces fautes de la troupe, la direction du Grand Opéra a tout fait en leur pouvoir pour handicaper et saboter notre travail. D’abord, ils ne voulaient pas louer leur maison à une compagnie russe, et c’est seulement grâce à la Comtesse Greffuhle et l’aide d’autres personnes que nous avons eu gain de cause. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais la querelle entre Diaghilev et Fokine eut pour origine certaines difficultés dans la production de l’Oiseau. Je préfère rester en dehors de cet imbroglio et je regrette que Diaghilev m’ait rapporté cette remarque, que la participation de Fokine au Grand Sacrifice ne serait qu’une question d’argent (Remarquez que jamais Diaghilev n’a considéré, si nous voulions travailler avec Fokine) Si la querelle Fokine ne s’arrange pas bientôt, Diaghilev pense que nous devrions travailler avec un certain Gorsky, dont je ne sais rien. Il est possible que ce Gorsky soit un vrai génie, mais Diaghilev bluffe et il est très découragé par Fokine.
Comme vous le voyez, je suis à La Baule, sur l’océan Atlantique. C’est une petite ville, peuplée d’enfants de tous âges. J’ai souvent pensé à vous pendant le voyage d’Oustiloug à Paris. Comme vous aviez raison de me conseiller de passer par Varsovie et Berlin.
Pardonnez-moi, s’il vous plait, ma dernière conversation au téléphone. A propos, je ne peux pas trouver le papier sur lequel j’ai écrit le livret du « Grand Sacrifice »
Pour l’amour de Dieu envoyez le moi, recommandé, et avec, ajoutez la petite page de manuscrit que j’ai oubliée en m’en allant et laissée chez vous. Je me sers de votre adresse de Saint-Pétersbourg car vous ne m’avez pas donné celle de Hapsal. En attendant votre réponse, je vous serre la main et je vous embrasse trois fois.
Affectueusement, Igor Stravinsky.
Que lisons-nous dans cette lettre ?
(En ce qui concerne Roerich, voir Amis et relations)
D’après Horizon :
Alexandre Benois suggère même que Roerich a été celui qui a inspiré le thème du Sacre. En effet, Stravinsky est d’accord pour qu’il signe en tant que coauteur. A cette époque, Stravinsky lui-même adhère au culte du néo-paganisme. Il concevait son œuvre comme appartenant à « …quelque sombre époque aux débuts des temps, à un pays sans nom, où un peuple sans nom célèbre des rites effrayants pour apaiser un dieu inconnu. »
Igor Markevitch
La première idée d’un spectacle montrant des peuplades russes primitives était venue à Roerich dès 1896. Il restera de cette prémisse dans la partition le sous-titre « Tableaux de la Rassie Païenne » Au cours des ans la conception prit forme, évoluant vers une glorification de la poussée printanière. Roerich expose l’idée vers 1910 à Diaghilev, lequel pensa immédiatement à confier le sujet à Stravinsky.
Contradictions précises :
Nijinski comme coauteur du sujet du Sacre est inscrit à la S.A.C.D. pour un sixième des droits de même que Roerich. Stravinsky pour la musique et la participation au « libretto » perçoit les autres quatre sixièmes. Malgré ce fait, dans la première édition de la partition, 1921, le nom de Nijinski, déjà malade, est omis. Les « Tableaux de la Russie païenne en deux parties » sont indiqués comme de « Igor Stravinsky et Nicolas Roerich ». Notons que le nom de Roerich ne figure pas non plus dans les éditions récentes. (I.M.)
Il existe une autre lettre de Stravinsky à Roerich, datée du 27 juillet. Dans celle-ci, il ferait mention à un refus de répondre à l’appel de Diaghilev qui le réclame à Paris, car Stravinsky n’en a pas les moyens.